• "Gogol in town"

    Il fait beau dehors, qu'elle dit. Elle veut toujours que j'aille dehors. Pourquoi j'irais dehors ? Qu'est-ce qu'il y a dehors qu'elle croit que je ne peux pas trouver dedans ? N'y a-t-il pas assez d'horreurs dehors... ça me fait rire ça, ça sonne bien d'horreurs dehors, ça doit bien avoir un nom les sonorités comme ça... N'y a-t-il pas assez d'horreurs dehors alors, pour que j'y aille ? Parfois elle dit, vous croyez que c'est si horrible dehors ? Elle me pose la question, mais elle doit avoir la réponse. C'est elle qui vit dehors. Et c'est moi qui ne sort pas. Alors il me suffit de faire comme si je ne l'écoutais pas. Par charité je peux faire mieux. Je peux faire comme si elle ne parlait pas, et comme ça, ses jolies lèvres n'ont pas été doublement inutiles.

    Elle sourit.

    Merde, parfois que je me dis. Merde, est-ce que je dis vraiment tout ce qui me passe par la tête, ou est-ce qu'elle est vraiment psychiatre ? est-ce qu'elle sait vraiment ce qui se passe dans la tête ?

    Vous trouvez que j'ai des jolies lèvres ? qu'elle dit. Et moi je pense que je pense vraiment à haute voix, et je ne sais même pas si cette pensée vient de m'échapper pour courir partout en ondes sonores. Doublement inutiles ? qu'elle poursuit. Il s'ensuit un doute. Et si elle n'était que dans la tête... ce serait facile pour elle de savoir ce qui s'y passe...

    Je me pose.

    Je ne répondrais pas.

    Elle l'a bien compris.

    Le temps... ou ça dure, ou ça n'existe pas. Je crois. Le temps ça n'existe que quand on voit que ça dure. Sinon ça n'existe pas. Le criminel en prison, le lion au zoo, mon père à l'usine, moi dans la tête, nous avons le temps de voir le temps durer.

    Le temps dure. Elle sait dans ces moments qu'il faut changer de sujet. Elle me demande pour l'italien. Je dis que j'ai arrêté. Vous avez arrêté, me dit-elle. Oui j'ai arrêté. J'en sais assez. Vraiment ? Vous voulez-voir ? Oui. L'uscita del matto. C'est de l'italien ? Oui. On a parfois l'impression que l'italien est plus emporté, plus théâtral, plus long. Je n'ai pas tort ? Vous voudriez que je vous dise que vous avez tort ? Pas forcément. C'est parce que ce n'est qu'un titre. Oui, les titres, qu'elle dit. Vous aimez les titres. Oui, et d'ailleurs quand on dit des titres, même en italien, on est pas emporté, ni théâtral, ni très long. Parfaitement. Pourquoi qu'elle dit parfaitement, et pas oui ? La dolce vita, par exemple. Vous voyez ? Je vois. Moi je suis perdu.

    Quand les conversations partent vite, je vais plus vite que leurs mots. Et puis je me perds.

    Moi, je suis fasciné par votre amour des titres. Moi, je suis fasciné par les titres. Je suis un grand écrivain. J'ai écrit beaucoup de titres. Et je me perds. Et le temps se met encore à durer. Parfois le temps se presse. Une orange peut-être... ça me fait rire ça, c'est drôle, il doit y avoir un nom pour mon humour... Non, le temps quand il ne dure pas, il n'existe pas. Même ce moment d'humour peut-être qu'il n'a pas existé. Elle est toujours là, elle a ce si beau sourire. Parfois je crois que je l'aime, mais seulement pour son sourire. Mais il ne faut pas y penser. Je ne sais pas si je dis mes pensées, ou si elles sont si fortes qu'elles volent en éclats et échos sur les murs de la pièce. Parfois je crois que je l'aime, juste pour son sourire, et il ne faut pas qu'elle le sache, parce qu'elle ne viendra plus en souriant. Il faut que je me concentre. Je sais le faire.

    Oui, je suis fasciné par les titres.

    Vous savez.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous au-dehors.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous au-dehors, nous irions dans la rue.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous au-dehors, nous irions dans la rue, nous marcherions.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous au-dehors, nous irions dans la rue, nous marcherions, jusqu'à un cinéma, jusqu'à une librairie.
    Vous savez, je pourrais venir avec vous au-dehors, nous irions dans la rue, nous marcherions, jusqu'à un cinéma, jusqu'à une librairie, nous regarderions les titres.

    Il ne faut plus que je me concentre. Même si je sais le faire. Les mots lui viennent plus lentement que sa propre pensée, et sur chacun j'ai le temps de construire des rêves qui ne peuvent être qu'à moi, ou à des chanteurs fantasques aux illusions fanées. Ne me quitte pas. Je n'aime pas cette chanson-là. Son titre n'annonce rien de bon. Sa proposition aussi. Vous pourriez venir, mais je ne vous laisserai pas me faire ça. Le seul titre à voir, si j'allais dehors, ce serait Gogol in town, ou Gogol in the city. Qu'est-ce qui est le mieux, d'après vous ? Je ne sais pas, c'est vous qui connaissez les titres.


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